Non à l'augmentation de 10 pour cent de la charge de travail des profs en FWB
Lettre ouverte d’une professeure de français du secondaire au degré supérieur et de collègues de diverses écoles et diverses disciplines
Mesdames les Ministres Glatigny et Degryse,
Depuis quelques années, les réformes s’accumulent dans l’enseignement. Il faut faire des économies, nous l’avons bien compris. Parmi ces réformes, il y en a une en particulier dont nous voulons vous entretenir: la récente décision d’augmenter la charge horaire des professeurs du secondaire supérieur (DS) de 10 pour cent à salaire égal.
Nous n’acceptons pas cette mesure et voici pourquoi.
D’abord, cette disposition implique qu’avec nos 20 périodes de 50 minutes face classe, vous considérez que nous ne travaillons pas à temps plein.
Mais qu’est-ce que c’est exactement, le travail d’un prof ?
Partons de l’exemple d’une seule classe, bien réelle, d’une école de l’Enseignement libre en province de Liège, la classe de 6ème générale B. Dans cette classe de 28 élèves, dont 8 élèves à besoins spécifiques, le cours de français est de 4 périodes/semaine, tel que c’est prescrit. Pour corriger équitablement chaque copie d’écriture de ces élèves, il faut compter entre 15 et 30 minutes d'attention intense de la part du prof. Le programme impose 6 à 8 tâches d’écriture certificatives par an et par classe, plus des exercices formatifs et des interrogations intermédiaires pour y préparer. Le temps consacré aux corrections de français pour une seule classe est donc énorme.
Evidemment, quand le prof arrive en classe, un travail conséquent de préparation a été réalisé en amont, et ce même si cet enseignant a des années d’expérience. Il faut rendre le cours attrayant, l’actualiser, l’adapter au niveau des élèves, etc.
Cette classe de 6ème B implique aussi un temps important de rencontres individuelles avec les élèves, avec leurs parents, avec les collègues, les logopèdes, les intervenants du PMS et du Pôle territorial pour les 8 élèves à besoins spécifiques (dyslexie, dyscalculie, dyspraxie, troubles du spectre autistique, troubles de l’attention, hyperactivité…), etc.
Un temps pour les préparations de voyages, d'activités multiples, de sorties culturelles, que nous réalisons déjà, mais dont le Parcours d’Education Culturelle et Artistique (PECA) du Pacte d’Excellence nous impose d’augmenter encore la quantité…
Des moments de recherche pour faire mieux, se remettre en question...
Un temps pour se concerter (60h de concertation annuelle par prof nous ont été imposées récemment, même si nous n’avons pas attendu cette mesure pour nous y mettre, elle chiffre un peu les choses), du temps pour les conseils de classe, les bulletins, les recours, le suivi des TFE, etc.
J’ai presque terminé de vous détailler l’ampleur du travail pour une seule classe.
Dois-je vous rappeler que pour exercer à temps-plein, le professeur de français devra gérer cinq classes ?
Le gouvernement de la FWB a toujours refusé d’objectiver la charge de travail des enseignants. On se demande bien pourquoi.
Cependant, tous les calculs réalisés par les « ingénieurs » de vos deux partis risqueraient de passer à côté de l’essentiel. Donner 50 minutes de cours, en matière d’énergie dépensée, ne se compare avec aucun autre job, que ce soit un travail physique ou intellectuel. Passer 50 minutes en classe, c’est déployer une énergie physique et intellectuelle simultanée intense. Un moment qu’on adore, mais qui nous rince, car on doit penser à mille choses en même temps : on gère le collectif, l'individuel, la matière, le moyen de la faire passer, les humeurs des élèves, la chaleur, le bruit dans la cour de récré de ceux qui suivent leur cours d'éducation physique ou les bruits de la rue par la fenêtre ouverte pour aérer, et j' en oublie.... Venez donner une heure de cours et vous nous en direz des nouvelles.
Il y a deux ans, une collègue venue du secteur privé nous a dit lors d'une journée pédagogique: "Personne n'imagine ce que c'est que la charge mentale d'un enseignant. Moi j'arrête après un an. C'est trop difficile. »
Reproche-t-on au comédien de ne travailler que 2 heures par soir au cours des représentations de son spectacle ? Croit-on qu’il n’a pas travaillé avant et qu’il n’est pas épuisé après ?
On jalouse beaucoup nos congés, mais on minimise le temps de récupération nécessaire pour un organisme normal après des semaines de haute intensité. Voilà notre quotidien pour 20/20èmes. Et vous décidez d’augmenter cette charge de 10% !
Ensuite, nous ne pouvons nous résoudre à accepter cette mesure, car ses conséquences seront multiples et désastreuses.
Premier désastre : la dégradation de la qualité de l’enseignement. Si nous acceptons de travailler à 22/22èmes, nous serons obligés d’en faire moins pour nos élèves. Nous nous investirons moins dans nos cours, nous veillerons moins à les rendre intéressants. Nous simplifierons nos attentes, nous baisserons la qualité et la fréquence de nos évaluations, nous proposerons moins de tâches formatives et de suivis individualisés. Nous imaginerons des QCM, des textes à trous, des questions fermées, des réponses plus courtes… On s’accorde à penser que la maitrise de la langue française, la langue d’apprentissage, est capitale pour nos jeunes. Pense-t-on l’améliorer en augmentant la charge de leurs professeurs, de quelque manière que ce soit ?
Pourtant beaucoup d’entre nous ne se résoudront pas à réduire la qualité de leur travail, car ils le vivraient comme une perte du sens de leur métier. Ceux-là vont rapidement s’épuiser : le nombre de profs en burn-out va exploser. Belle économie pour notre pays et effet positif pour notre enseignement ? On sait que ce sont souvent les gens les plus investis qui craquent les premiers. Or, c’est tellement important pour les jeunes de rencontrer des profs motivés et épanouis. Si nous sommes brisés, qui va leur donner de l’espoir en ce monde qui les attend ? Qui va leur donner le gout d’apprendre, le gout de l’effort? Le gout de développer son esprit critique dans un monde saturé de désinformations? Qui va leur donner les outils pour penser, s’exprimer plutôt que cogner, mentir, gueuler, manipuler ou écraser les plus faibles que soi ?
Second désastre : les pertes d’emploi et l’aggravation de la pénurie. Augmenter de 10% la charge horaire des profs du DS entrainera la perte de plus de 1500 emplois. La mesure doit combler la pénurie, nous dit-on. A très très court terme alors. Car ensuite, qui va encore vouloir venir faire un job qui ne cesse d’être dévalorisé? Travailler plus pour gagner pareil ? Obtenir un master pour être traité avec mépris ? Cette mesure va faire fuir de l’enseignement la moitié de ses effectifs. Elle favorise la division entre les profs du DI et ceux du DS au sein des écoles, elle va créer de la rivalité entre des professionnels dont la complémentarité des diplômes est une richesse.
Troisième désastre : une société plus clivée, inégalitaire et déboussolée. Les profs tiennent leur autorité des savoirs qu’ils enseignent. Ils en sont les passeurs. De nos jours, ces savoirs scientifiques sont régulièrement et dangereusement mis à mal par les extrémismes de tous bords et par le populisme[1]. Les vérités alternatives et les théories farfelues mettent en danger nos sociétés. Les adolescents ont plus que jamais besoin d’un bagage intellectuel rigoureux et de qualité. Aussi est-il vraiment dangereux d’adopter une mesure qui humilie notre profession, car c’est par la même occasion dénaturer l’image de cet héritage de savoirs et de sciences dont nous sommes les garants.
Il faut songer aussi que nuire à l’enseignement public entrainera le développement d’une offre toujours plus grande d’écoles privées. Les inégalités socio-économiques et culturelles se creuseront alors davantage. Mesdames les Ministres Glatigny et Degryse, nous ne pensons pas que ce sont là les choix politiques que vos deux partis veulent opérer.
Pour toutes ces raisons, Mesdames les Ministres, nous avons besoin de votre soutien. Nous avons besoin de vous pour continuer à dispenser un enseignement de qualité.
Nous avons besoin que les messages que vous adressez aux parents, aux jeunes et au grand public les invitent à mieux comprendre et à respecter notre profession essentielle. Nous avons besoin de votre action pour que notre beau métier conserve son attrait pour les jeunes générations.
Nous avons besoin de vos décisions pour retrouver le sentiment de vivre dans un pays et dans une Région qui misent sur l'instruction, l'avenir et la citoyenneté.
Avec tout notre respect pour votre difficile mission, nous vous prions d’écouter, Mesdames les Ministres Glatigny et Degryse, notre requête : abandonnez cette mesure qui vise à augmenter de 10 % notre charge de travail.
[1] Voir sur ce sujet l’excellent article : PRAIRAT Eirick, Autorité des profs, les raisons d’une érosion dans Sciences Humaines, n°376, février 2025, pp.62-64.
Geneviève Janne Contacter l'auteur de la pétition